vendredi 29 juin 2012

L'économie autiste

"Les générations futures se souviendront peut-être avec émerveillement d'une phase relativement courte de l'histoire humaine, au cours de laquelle une croissance soutenue de l'économie a été considérée comme possible et nécessaire. (...).
Si nous voulons que les générations futures puissent avoir une vie décente sur notre planète, nous devons mettre en doute ce qui était évident jusqu'à présent et chercher des alternatives. (...) Je souhaite à ce livre de nombreux lecteurs et lectrices et une large discussion publique de ses thèmes."
Ainsi écrit Horst Köhler, économiste, ancien directeur du Fonds monétaire international et ancien président de l'Allemagne, dans sa préface du livre"Postwachstum Gesellschaft " (Société postcroissance) des économistes Irmi Seidl et Angelika Zahrnt.

La recommandation de Köhler n'est que la pointe de l'iceberg d'une réflexion critique sur la croissance exponentielle des pays riches,

 

 

qui depuis une décennie mobilise de façon accrue les sciences économiques et sociales et les grandes institutions statistiques.

Le projet mondial de l'OCDE "Measuring the progress of Societies" (Mesurer le progrès des sociétés), par exemple, vise à convaincre les nations et la communauté internationale d'adopter de meilleurs indicateurs que le PIB (produit intérieur brut) pour mesurer le "bien-être équitable et durable" (BES), comme l'appelle Enrico Giovannini, l'ancien directeur de la statistique de l'OCDE.

Dans le même sens vont les conclusions de la Commission française Stiglitz-Sen-Fitoussi, l'initiative de l'Union Européenne "Au-delà du PIB", ainsi que l'économiste Tim Jackson, président de la commission pour le développement durable du gouvernement britannique, avec son livre "Prospérité sans croissance".
Dans les sciences environnementales, statistiques et économiques se multiplient les témoignages de ceux qui voient à quel point la persévérance dans l'objectif d'une croissance exponentielle infinie dans les pays riches peut être pernicieux.
Comme l'illustrent les économistes Seidl et Zahrnt, dans les pays riches, l'objectif de la croissance exponentielle ne tient plus ses promesses de plein emploi, de justice sociale, de répartition des richesses et de bonne gestion de l'environnement.
Ainsi qu'il arrive à de nombreux médicaments anciens, l'objectif d'une croissance exponentielle et infinie dans les pays riches se révèle être une médecine de plus en plus inefficace et pourvue d'effets secondaires de plus en plus graves et surtout irréversibles. 
C'est pourtant ce médicament obsolète qui est actuellement préconisé (entre autres par MM. Hollande et Obama) pour les économies riches, minées par trois décennies d'idéologie et pratiques libérales : domination de la finance spéculative sur l'économie réelle et l'environnement, déréglementations, privatisations. 
Face à la cure brutale de ceux qui souhaitent désormais contraindre les Etats et les services publics à maigrir pour faire face à une crise créée par une finance vorace proliférant au-delà de toute mesure, l'ancien médicament de "la croissance", est maintenant présenté comme un défi innovant à la nouvelle orthodoxie rigoriste. 
Ce qui pourrait paraître un volontarisme courageux n'est que la confirmation de soixante ans d'économie autiste, telle qu'elle domine dans les milieux académiques et les gouvernements.
L'économie autiste est une économie de l'"ici et maintenant", aveugle face à deux entités bien plus grandes qu'elle : la nature et les générations futures. C'est une économie qui a pour seul pivot l'argent (la chrématistique, selon Aristote), et qui a comme seul but et comme seule mesure du progrès social la multiplication des échanges monétaires (le PIB ne sait rien mesurer d'autre).
Mais l'économie autiste ne voit pas que l'augmentation des flux monétaires entraîne une hausse des flux d'énergie, de bruit, de matériaux, de déchets et d'émissions nocives, et avec elle la dégradation des équilibres de la biosphère.
Certains des flux de matériaux ou d'éléments (l'azote, par exemple) causés par l'homme, dépassent désormais ceux de la biosphère, au point que le prix Nobel Paul Crutzen a appelé "anthropocène" l'ère actuelle.
L'autre grande absente du champ visuel de l'économie autiste est celle des générations futures. 
A vitesse croissante, notre économie dévore des ressources naturelles dont la formation a demandé des millions d'années, compromet les équilibres plurimillénaires de la biosphère et transforme le tout en échange croissants d'argent. Or, dans la comptabilité du PIB, cette croissance d'argent, de dommage causés et de risques figurera dans la colone créditrice, malgré le fait qu'elle cause aux générations futures des pertes mille fois plus importantes.
On ne peut qu'éprouver de la compassion face à l'impuissance des gouvernants assaillis par une crise financière après l'autre et mal conseillés depuis des décennies par des économistes autistes. Dans cette situation d'urgence, qui gouverne est contraint à fermer les yeux sur le fait que les actions entreprises pour tenter d'éteindre l'incendie financier jettent de l'huile sur le feu de la croissance de l'économie matérielle et de la crise écologique.


L'alternative serait de se rendre une fois pour toutes compte du fait que les maladies du système financier ne peuvent être guéries que par des réformes drastiques de ce système même et non en cherchant amplifier démesurément la consommation matérielle et son poids sur la nature, ainsi que l'observait les prix Nobel Frederick Soddy.
Depuis la première conférence mondiale de l'ONU sur l'environnement (1972, Stockholm), quarante années ont été perdues parce que personne n'a eu le courage de combiner la nécessité de dépassement du sous-développement pour tant avec celle de modérer le survédeloppement d'un petit nombre, duquel nous sommes. 
Le compromis du "développement soutenable", issu en 1987 de la commission mondiale sur l'environnement et le développement de l'ONU, a tenté de ménager le chèvre et le chou, et contenter les pays pauvres en mettant l'accent sur la priorité au développement, et les pays riches en insistant sur la priorité de de la protection de l'environnement. 
Depuis un quart de siècle au contraire, notre version du développement durable ne nous pousse pas à réduire nos prétentions pour la croissance ultérieure de notre économie et de notre consommation de ressources naturelles. 
Et la croissance linéraire dont nous profitons depuis cinquante ans de façon constante ne nous suffit plus. Il nous fraudrait, paraît-il, des taux annuels de croissance oscillant entre 2,5 et 3,5%, soit en fait une accélération permanente, équivalente au doublement de l'économie tous les vingt à trente ans. Donc "la croissance de la croissance". Et cela pour toujours.
L'ancien directeur du FMI, Horst Köhler, cite et corrige une phrase de Kenneth Boulding, l'ancien président des économistes américains, et l'un des fondateurs de l'économie écologique : "Celui qui croit en une croissance infinie exponentielle sur une planète non infinie est un fou ou un économiste." D'une part, écrit Köhler, des économistes éminents ont douté et doutent qu'une croissance économique infinie soit possible et souhaitable ; d'autre part le principe de la croissance est devenu une évidence pour tous les habitants des pays riches, et pas seulement pour les économistes.
Pour contrer l'agonie (auto-infligée) de la croissance dans les pays surdéveloppés, "en ces temps certains espèrent que plus de gens achètent des choses dont ils n'ont pas besoin avec de l'argent qu'ils n'ont pas"comme le dit l'économiste Ian Johnson, président du Club of Rome.
En face de cette misère, ce n'est plus seulement la croissance qui prend l'eau mais, plus encore, l'autorité de sa doctrine.

Le Monde.fr |  • Mis à jour le 


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